État, bureaucratie et pouvoir - réflexions d'un bureaucrate
Il est inutile de le nier : je suis un bureaucrate.
En tant que fonctionnaire de carrière, je fais partie de l’appareil d’État, pour le meilleur et pour le pire. Je trouve que l’expression anglaise « public servant » contourne élégamment cette réalité et se concentre sur un « public » idéalisé que nous sommes censés servir. L’expression française « fonctionnaire » est peut-être plus honnête : je remplis une fonction spécifique dans l’appareil d’État. Une partie de mon rôle consiste à faire respecter les règles et à maintenir la bureaucratie. En un mot, je suis un bureaucrate.
La bureaucratie gouvernementale est souvent considérée comme une partie agaçante mais nécessaire de notre vie collective : un ensemble de procédures, de règles, de formulaires et de processus dont le rôle est de nous permettre de vivre en société. Mais sous cette surface se cache un profond déséquilibre des pouvoirs. Nous, les bureaucrates, exerçons un pouvoir considérable. Nous sommes un élément essentiel d’un système qui opprime, discrimine et écrase souvent les gens, armé d’une pléthore de règles apparemment incompréhensibles qu’ils doivent suivre.
Pourtant, nous pouvons avoir un impact positif sur la vie des gens et les aider à obtenir ce dont ils ont besoin de la part de leur gouvernement.
Comment surmonter cette apparente contradiction?
Le pouvoir de l’État et de sa bureaucratie
Permettez-moi un détour personnel et historique pour illustrer à quel point la bureaucratie peut être néfaste.
En faisant des recherches sur les ancêtres de mes filles, j’ai découvert qu’elles avaient des dizaines d’ancêtres acadiens, tant de mon côté que du côté de leur mère. Cela m’a amené à en apprendre davantage sur l’histoire de l’Acadie.
Au début du XVIIe siècle, des colons français sont arrivés dans l’actuelle Nouvelle-Écosse et y ont établi une colonie. Ils ont formé des communautés et des villages, et ils ont réhabilité des marais salés pour l’agriculture, sur les terres du peuple Mi’kmaq. En 1713, le traité d’Utrecht oblige la France à céder toute l’Acadie à l’Angleterre. Entre 1713 et 1755, les Acadiens sont à essentiellement autorisés par le nouveau régime à continuer à vivre leur vie, et la population croît rapidement.
L’Angleterre exige de ses nouveaux sujets un serment de loyauté inconditionnelle. Les Acadiens n’acceptent qu’un « serment de neutralité » : ils ne se battront pas aux côtés de la France, mais ils ne se battront pas non plus aux côtés de l’Angleterre contre les Français. Cette attitude est inacceptable pour les autorités anglaises.
En 1755, la Couronne décide de déporter toutes les familles d’origine française d’Acadie. Ce fut une immense tragédie : des familles séparées, perdant tout ce qu’elles avaient construit, et des milliers de morts. Certains considèrent qu’il s’agit du premier acte de nettoyage ethnique parrainé par l’État en Amérique du Nord (John Mack Faragher, A Great and Noble Scheme). Les familles acadiennes se sont retrouvées aux quatre coins du monde. Certaines d’entre elles ont regagné le Nouveau-Brunswick et le Québec d’aujourd’hui, et de nombreux Canadiens français sont des descendants de ces Acadiens.
Pourquoi toutes ces souffrances? Parce qu’ils ont tenu bon. Parce qu’ils n’ont pas cédé au pouvoir de l’État. Parce qu’ils ont refusé de « signer un formulaire », pour ainsi dire.
L’exemple est peut-être extrême, mais il n’en reste pas moins que la bureaucratie consiste essentiellement à faire respecter des règles, souvent sous la menace implicite de la coercition. La violence de la bureaucratie n’est pas toujours physique (bien qu’elle le soit parfois); il s’agit également d’un contrôle systémique, permettant ou refusant l’accès à certains services, imposant des amendes et pouvant même priver les gens de leur liberté.
Il n’est pas nécessaire de remonter au XVIIIe siècle. Plus près de nous, les exemples sont faciles à trouver.
Le système fiscal est un exemple probant de complexité bureaucratique. La loi relative à l’impôt sur le revenu, ainsi que ses centaines et centaines de règlements, de règles, de procédures et de décisions judiciaires complexes, créent un labyrinthe dans lequel nous sommes censés naviguer parfaitement. Une seule petite erreur peut avoir des conséquences désastreuses sur le reste de nos vies.
Comme souvent, les privilèges jouent un rôle important : la maîtrise de l’anglais ou du français, l’accès à des comptables, ou le fait d’avoir des revenus élevés, pour n’en citer que quelques-uns, permettent à certains de naviguer dans le système et d’en tirer profit, tout en laissant les personnes moins privilégiées dans une situation de vulnérabilité.
L’immigration est un autre exemple : tous les jours, des bureaucrates ont le pouvoir de modifier le cours de la vie des gens. Le fait de ne pas remplir un formulaire complexe de la « bonne manière » peut entraîner des retards ou, pire, une expulsion.
Ce n’est pas anodin : ne pas suivre des règles qu’il est presque impossible de comprendre parfaitement peut entraîner des difficultés considérables, allant de l’amende à l’emprisonnement.
À mon avis, ce n’est pas pour rien que certaines personnes ne font pas confiance à leur gouvernement : c’est la seule entité qui peut leur infliger une amende, saisir leurs biens ou même les priver de leur liberté.
Mais la bureaucratie est un rempart contre l’arbitraire
Si la bureaucratie favorise le pouvoir de l’état et peut causer du tort, pourquoi en faire partie? Malgré ses défauts, je pense qu’un état qui fonctionne bien est nécessaire, du moins dans notre système politique et économique actuel. Il peut nous protéger du pouvoir arbitraire, qu’une bureaucratie saine et transparente peut aider à contrôler et à atténuer.
Quelle est l’alternative à une bureaucratie régie par des règles et des procédures? Des décisions arbitraires prises par les personnes qui détiennent le pouvoir, une discrimination incontrôlée et une application imprévisible de l’autorité. Bien que cela puisse sembler contradictoire à première vue, ce qui ressemble souvent à des règles et procédures bureaucratiques arbitraires est nécessaire pour réduire le pouvoir individuel des bureaucrates.
Imaginez un instant un monde où les représentants de l’État pourraient prendre des décisions qui vous concernent, vous et vos proches, sans avoir à se justifier ou à suivre un ensemble de règles ou de lignes directrices. Ce serait bien pire que les structures rigides de la bureaucratie.
En fin de compte, si la bureaucratie peut permettre de nuire et de renforcer le pouvoir de l’État, elle reste un garde-fou essentiel dans les états démocratiques libéraux.
Comment faire pencher la balance du bon côté? Que pouvons-nous faire en tant que bureaucrates pour tempérer les pires aspects de la bureaucratie et renforcer ses bons côtés? Comment pouvons-nous être moins « fonctionnaire » et plus « public servant »?
Comment être des bureaucrates qui aident les gens
Voici quelques pistes de réflexion sur ce que nous pouvons faire en tant que bureaucrates pour contrebalancer le pouvoir de l’État.
Se concentrer sur les résultats souhaités, et non sur les règles
Les règles qui définissent une bureaucratie ne doivent pas exister « pour elles-mêmes » : elles ont été mises en place pour mettre en œuvre une certaine forme de politique, un certain type de résultat souhaité. Il est de notre devoir de comprendre pourquoi une règle existe et de déterminer quel est le résultat souhaité. Tout fonctionnaire vous le dira : il existe un nombre impressionnant de règles et de procédures qui, en réalité, ne facilitent plus l’obtention des résultats escomptés. Lorsque nous rencontrons ce genre de règle, il est de notre devoir de la remettre en question, de souligner son manque d’efficacité et d’essayer de la modifier.
Ne pas se contenter d’embaucher et de promouvoir des personnes qui suivent les règles
Pour favoriser une culture où la remise en question des règles et des procédures inefficaces est la norme, nous devons cesser d’embaucher et de promouvoir des personnes uniquement sur la base de leur capacité à suivre les règles et procédures établies. Nous devons valoriser et chérir une solide « fonction de remise en question » (challenge function).
Embaucher des personnes ayant des points de vue différents
Pour atténuer les préjugés et découvrir les lacunes dans notre compréhension du fonctionnement de nos services, nous avons besoin d’équipes diversifiées. Je pense à la diversité dans son acception la plus large : diversité d’origine culturelle, de genre, d’âges, de corps, d’orientation sexuelle, de position idéologique, etc. La sous-représentation perpétue l’inégalité en décidant qui se fait entendre par le système. Nous avons besoin d’équipes qui reflètent les personnes que nous servons.
Travailler au grand jour - Ne pas cloisonner les connaissances
Le savoir, c’est le pouvoir. Ne gardez pas le savoir uniquement pour vous. Partagez vos apprentissages avec d’autres, à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement, et expliquez vos processus. Ne vous privez pas de célébrer vos réussites, mais surtout, n’ayez pas peur d’admettre vos erreurs, de dire que les choses n’ont pas marché. Soyez ouvert par défaut, afin que les autres puissent apprendre de votre travail.
Ne pas se contenter d’ajouter de nouvelles couches - concentrer les ressources là où elles font la différence
C’est un classique dans l’administration publique : lorsque quelque chose ne fonctionne pas, la solution consiste à demander un financement temporaire pour un « projet ». Cela conduit généralement à la création de nouveaux secteurs, avec de nombreux cadres et des centaines d’employés, qui viennent s’ajouter à une structure déjà lourde. Ces nouvelles équipes de transformation ont un mandat qui entre en concurrence avec les équipes existantes, et les progrès deviennent atrocement lents. Au lieu d’ajouter des couches supplémentaires, nous devons nous concentrer sur la rationalisation des processus et la création de systèmes plus légers et plus efficaces qui produisent des résultats concrets.
Adapter les nouvelles technologies, mais ne pas tomber dans le techno-solutionnisme simple
Avec les progrès de l’IA générative, il semble que nous soyons au début d’une nouvelle ère. Nous semblons sur le point de permettre des gains de productivité massifs : de l’analyse des données à la conception conversationnelle, en passant par l’élaboration de politiques, tout ce que nous faisons pourrait être affecté. Nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer ces nouvelles possibilités. Ce serait comme si nous n’avions pas profité de l’internet il y a 30 ans. Mais la technologie seule n’est pas une solution miracle. Nous devons encore comprendre les utilisateurs, leurs besoins et les objectifs que nous voulons atteindre.
Placez les personnes réelles au centre de votre travail
Nous en revenons toujours à la même chose : considérer comment des personnes réelles, dans des circonstances de la vie réelle, interagissent avec nos services. Soyez conscient des défis que nos systèmes leur imposent souvent et essayez d’améliorer les choses. Nous disposons de dizaines de moyens relativement peu coûteux pour recueillir une véritable rétroaction, effectuer des recherches sur les utilisateurs et mener des tests de convivialité afin d’éclairer ce que nous faisons. Il n’y a pas d’excuse pour s’en passer. Placez les personnes réelles au centre de l’élaboration des politiques et de la conception des services.
Faire preuve d’humilité et être toujours prêt à apprendre
Enfin, nous avons tous besoin d’une bonne dose d’humilité. En tant que bureaucrates, nous n’avons pas toutes les réponses, nous ne sommes pas « au-dessus » des personnes contraintes de naviguer dans les systèmes complexes que nous mettons en place. Nous avons le devoir de les servir, de leur donner l’espace nécessaire pour s’exprimer, d’écouter ce qu’ils ont à dire et d’agir en conséquence. Nous devrions toujours apprendre, évoluer et nous efforcer de nous améliorer.
S’inspirer de l’excellent travail de nos collègues
Même si l’on a parfois l’impression que les choses ne progressent pas assez vite dans la fonction publique, il y a des raisons d’espérer un avenir meilleur: d’innombrables fonctionnaires avant-gardistes qui essaient d’améliorer les choses, jour après jour.
Il existe de nombreuses initiatives que nous pouvons admirer et dont nous pouvons nous inspirer. Pour n’en citer que quelques-unes :
- Les Directives sur les normes relatives au numérique, qui établissent un idéal à atteindre dans la façon dont nous devrions fonctionner.
- Les plateformes pour l’ensemble du GC développées par le Service Numérique Canadien (Notification GC, Formulaires GC, et le Système de dessign GC), qui permettent aux fonctionnaires d’améliorer leurs services numériques.
- Les Laboratoires de Service Canada, qui constituent un excellent exemple de travail ouvert et de partage des connaissances.
- De nombreuses équipes au sein des ministères travaillent à l’amélioration, à l’optimisation, à la modernisation et à la transformation des services numériques.
Ce que j’aimerais voir pour la suite des choses, c’est que ces exemples se multiplient et s’intègrent dans notre façon de faire, de l’élaboration des politiques à la prestation des services.
Nous devons continuer à pousser. Chaque pas que nous faisons dans cette direction nous rapproche de l’idée d’une bureaucratie centrée sur l’humain, efficace et juste. Ensemble, faisons en sorte que le service public soit une force positive pour construire une société meilleure, et non un outil d’oppression.
Remarque : Ce billet a été inspiré par de nombreuses sources. Parmi celles-ci, « The Utopia of Rules » de David Graeber, « Recoding America » de Jennifer Pahlka, les conférences FWD50 et d’innombrables discussions avec mes collègues fonctionnaires.