Un après-midi de juillet
L’appel a retenti dans la maison vers deux heures de l’après-midi. C’était une journée radieuse de juillet, en pleine canicule. Les enfants jouaient dans la piscine, pendant que je sirotais tranquillement ma bière. J’ai déposé ma 50 et j’ai couru vers le téléphone. J’ai décroché à la quatrième sonnerie, juste avant que le répondeur embarque. C’était mon frère Régent, la voix étranglée par l’émotion, qui m’a appris la nouvelle. Mon père était mort.
Apprendre la nouvelle aux enfants n’a pas été trop difficile, somme toute. Bien sûr, David va s’ennuyer des immenses bols de crème glacée trois-couleurs, des conseils de baseball, ce genre de choses. Mails ils n’avaient pas l’air trop dévastés. Ils ne le voyaient pas si souvent, après tout. J’ai rapidement fait ma valise, le strict nécessaire, et j’ai pris la route vers Montréal.
Je savais bien que ça finirait par le rattraper, tous ces excès. Ce besoin d’étancher une soif sans fin, d’engourdir le mal. Un peu de douillet artificiel dans un monde dur, aride, hostile. Je ne peux pas le blâmer, au fond.
Je pensais à tout ça quand je suis arrivé à l’appartement. Jean-Paul habitait un demi sous-sol, sur la 13e avenue, près de Masson. Quand je me suis stationné, j’ai vu Régent adossé à la porte blanche de l’immeuble, son éternelle cigarette au coin de la bouche, les mains dans les poches.
— Salut l’frère.
— Salut.
— Je t’avertis tout de suite, y’a pas mal de ménage à faire là-dedans… J’avais pas le coeur de commencer tout seul…
J’ai esquissé un semblant de sourire en guise de réponse.
Il avait les yeux bouffis, le teint gris. Dieu qu’il ressemblait à papa…
Un sourire subtil est apparu sur son visage : « Avant de venir, j’ai fouillé au fond de ma vieille boîte. J’ai trouvé sa casquette verte, tsé là, celle qu’il portait quand on est allés à Birmingham avec lui? Tu t’en souviens? »
Si je m’en souvenais? Comment j’aurais pu oublier… Mon père, héros incompris à mes yeux d’enfant de huit ans, trucker de métier un peu par accident, avait fait l’aller-retour Birmingham-Montréal dans son gros Western Star, avec une clutch qui ne coopérait pas du tout. Je le revois encore, les deux pieds sur le tableau de bord, à tirer comme un fou sur le bras de vitesse pour repartir du truck stop. En tout cas, dans mon souvenir de ti-gars fier de son papa, cette fois-là, il avait combattu la machine infernale, et il avait gagné.
Nous sommes entrés dans l’appartement en silence. L’odeur de cigarette était omniprésente. Les déchets laissés par mon père me racontaient des bribes de ses dernières journées. Partout traînaient les boîtes vides de « Au Coq » — il livrait du poulet. Et les bouteilles de bière vides. Quelques bouteilles de vodka, vides aussi, et trois ou quatre cendriers qui débordaient complétaient le tableau. Il a tenu ce régime jusqu’à plus de 60 ans. Ce n’est pas rien, quand on y pense.
Ils l’ont trouvé dans sa douche. Il ne s’était pas pointé pour son shift de livreur. Ça ne lui arrivait jamais. La job a appelé son ex-blonde. Elle est venue voir. Comme il n’y avait pas de réponse, et qu’elle avait encore la clé, elle est entrée. Son corps inerte gisait au fond de la douche. À voir l’état de la salle de bain, il devait avoir quelque chose à l’estomac, ou aux intestins. Du sang et des excréments un peu partout. Une défaillance cardiaque, que j’ai appris plus tard. La douleur était trop forte, le coeur a lâché, il paraît.
Il faut dire qu’il ne l’a pas eu facile…
* * *
1951.
Régent n’avais même pas deux ans, j’avais sept mois. Louise, notre mère, n’était pas encore sortie de l’hôpital depuis l’accouchement. Une histoire de coeur, thrombose, ou quelque chose comme ça. Je n’ai jamais su exactement.
Elle est décédée le 24 novembre.
On oublie facilement, mais c’était avant l’assurance-maladie publique. Six mois, c’était des dizaines de milliers de dollars.
Mon père s’est retrouvé dans la vingtaine, avec deux ti-culs sur les bras, et une dette insurmontable. Bienvenue dans le monde des adultes.
Il en a fait des choses pour essayer de s’élever au-dessus de la mêlée… Distribution de gaz naturel avant que ce soit payant, finalement racheté par gaz Métropolitain. Propriétaire de bar, histoire de combiner travail et passion, de joindre l’utile à l’agréable. Trucker. Puis livreur de poulet.
Il ne s’en est jamais remis, je pense, de ce trou noir financier. Une vie à se battre contre la machine à intérêts. Et cette fois, il a perdu, je crois bien.
En tout, on a trouvé huit dollars et cinquante-sept cents en change dans une poche de son pantalon, sans doute ce qu’il restait des tips de la veille, et deux dollars et vingt-cinq cents dans les craques du divan brun. Pas de compte de banque, pas de carte de crédit. Quelques babioles sans valeur. Deux ou trois souvenirs importants, des bijoux qui apparteaient à Louise, les boutons de manchette qu’il portait à son mariage. Une vie de travail acharné qui tenait dans une petite boîte.
* * *
Le petit bureau de l’arrangeur funéraire correspondait plutôt bien à l’image que je m’en étais fait : morne, brun, froid, avec des relents de trépas…
Le petit homme trapu nous avait fait son petit boniment appris par coeur sur les soins impeccables qu’ils apportaient à nos proches décédés, pour leur dernier “voyage” - Ç’eut été préférable qu’il y ait des soins avant, il me semble.
Il nous a proposé sa panoplie de cercueils, du plus cheap dont les vers auraient raison en un rien de temps, à la Cadillac chromée qui, dit-on, conserverait notre père dans un état fort acceptable pendant au moins 100 ans.
Puis il nous a proposé la crémation. Mon frère a failli s’étouffer :
« Es-tu fou crisse! Avec ce qu’il buvait, il va brûler pendant trois jours! »
Jean-Paul avait un arrangement prépayé pour le cercueil cheap. Ce sont les vers qui seront contents.
* * *
Il fallait bien faire quelque chose avec sa vieille minoune. La rouille avait rongé presque toute la carrosserie, et elle faisait un tout un vacarme en roulant. Comme nous pensions bien refuser la succession — il devait bien avoir des dettes, Jean-Paul —, nous avons décidé d’aller vendre nous-même l’auto à la ferraille. 30$, ça ne nuirait pas. Le gars de la cour à scrap avait l’air sceptique en regardant successivement le permis de conduire de Jean-Paul, puis le visage de Régent :
— 1926, hein?
— Oui monsieur!
— Bien conservé, pour 62 ans…
— C’est ça quand tu mènes une bonne vie!
— Ouin…
Finalement, le gars nous a donné l’argent sans trop rechigner. Ce n’était pas de ses affaires, après tout. Sûrement une histoire de décès.
Avec le 30$, nous sommes arrêtés lui acheter une chemise neuve chez Croteau. Huit dollars. Une paire de bas blancs. Trois dollars. Il y avait une paire de pantalons acceptable et des souliers propres dans ses armoires. Ça irait pour le salon. C’est Régent qui s’inquiétait pour son look : « On le peignera comme il aimait, la wave par en-arrière, avec le Dippity-do.
Dans l’auto, Régent a eu un autre accès de nostalgie.
— Tu te rappelles des huissiers, Alain?
— Lesquels?
— Tsé, ceux qu’on a repoussés avec les carabines?
J’ai éclaté d’un grand rire:
— Ah! Oui! On était tellement jeunes…
— J’avais huit ans, toi six…
Je riais aux larmes, mais je ne suis pas sûr d’où elles venaient, ces larmes…
— My God… Ils étaient tellement surpris de voir deux ti-culs avec des guns..!
— Il était où, Jean-Paul?
— Il travaillait, j’imagine.
— En tout cas, ça a marché, ils sont partis sans rien prendre!
Mais on a déménagé à la hâte deux jours plus tard…
J’avais oublié ça, avant que Régent en parle. Je me rappelais de combats héroïques, de résistances obstinées, de la dure fraternité entre Régent et moi; mais pas de la misère, de la pauvreté, du manque. Faut croire qu’il avait quand même bien fait ça, Jean-Paul.
* * *
Après un service funéraire sobre, le salon funéraire a été pénible, comme toujours. J’ai beau savoir que c’est important pour le deuil, j’ai toujours trouvé ça étrange de défiler devant un corps inanimé, bouffi, rempli de substances étranges pour qu’il ait l’air un peu vrai. J’imagine qu’on ne voudrait pas se rappeler d’une personne qu’on aime dans son ultime déchéance.
Nous sommes retournés chez Régent après le salon. Juste lui et moi. Des dix et quatre-vingt-deux qu’on avait trouvés et des trente dollars de l’auto, il nous restait un grand total de vingt-huit dollars et quatre-vingt-deux cents. Assez pour une caisse de douze et une pizza.
Nous avons mangé sans parler, dans un silence un peu lourd.
Régent a soudainement souri, puis il m’a dit : « Je pense à ça, on est en train de manger et boire notre héritage! »
Nous avons éclaté d’un long rire, tendre et rude comme l’amour de papa, et nous avons fini la caisse de douze en se remémorant ses gloires et ses déboires.