Un nouvel emploi
L’appel est arrivé alors que je ne l’attendais plus. J’avais envoyé mon CV aux quatre coins de la ville. J’avais d’abord été plus sélectif, mais les nécessités vitales n’étant pas gratuites, mes grands principes s’étaient étiolés, et j’avais petit à petit abaissé mes critères.
Oui bonjour?
Une voix un peu étrange, un brin robotique et lointaine, m’a adressé la parole :
— Vous êtes bien David Pepin?
— Oui, c’est moi.
— Vous êtes toujours intéressé à l’emploi chez Turing Life?
— Bien sûr!
— Vous commencez demain matin.
— …
— Présentez-vous au 875 Boul Industriel, à 8h. Soyez ponctuel.
Et l’étrange voix a raccroché sans attendre de réponse.
Turing Life…
L’annonce m’avait intrigué:
« RECHERCHONS CANDIDATS AUX CAPACITÉS EXCEPTIONNELLES
EXPÉRIENCE UNIQUE ET INOUBLIABLE
SALAIRE INTÉRESSANT, EFFORT MINIMAL »
J’avais lu la première ligne comme un défi, alors je me suis dit, « ne sois pas modeste! Bon salaire, peu d’efforts, pourquoi pas? »
Comme je n’avais aucune indication sur la nature exacte du travail, j’étais un peu embêté quand est venu le temps de choisir mon accoutrement. Après réflexion, dans un accès de conformisme, je me suis dit que les gens « aux capacités exceptionnelles » devaient sûrement s’habiller « propre » : pantalon propre, chemise propre, et souliers propres. Pas de cravate, parce que je ne les supporte pas, mais mon plus beau linge, quoi.
Le soir venu, je me suis couché avec la satisfaction du devoir accompli : le lendemain, j’aurais enfin un emploi!
* * *
Les bureaux de Turing Life étaient situés dans une section du parc industriel que je ne connaissais pas. Une grosse bâtisse grise, austère, un brin futuriste.
Le logo était imposant, autoritaire : le T et le L, imbriqués, semblaient avaler un milliards de points individuels, reliés en réseaux.
Je suis arrivé devant la porte en même temps qu’un autre candidat.
Nous nous sommes regardés avec ce malaise des gens qui savent qu’ils seront en compétition l’un contre l’autre, et qui n’en ont pas vraiment envie. J’ai lancé la conversation, timidement :
— Salut.
— Salut.
— Tu viens pour l’emploi, toi aussi?
— Oui.
J’ai hésité quelques instants, avant de lui demander :
— Hum, est-ce que tu sais, toi, pourquoi on est ici? Je veux dire, qu’est-ce qu’on va être appelés à faire, vraiment?
— Je n’en ai aucune idée… L’annonce m’a fait sourire, alors j’ai postulé. Je m’appelle Étienne, dit-il en me tendant la main.
— David.
En passant les portes, nous avons été frappés par la multitude d’écrans qui tapissaient les murs.
Des nouvelles en continu.
Des images de la « nature » tout droit tirées d’un documentaire de la BBC (que j’avais dû voir à Découverte).
Des images des caméras de sécurité qui scrutaient l’entrée de l’immeuble, d’où nous arrivions.
Des formes géométriques de toutes sortes.
Des équations complexes qui se résolvaient, ligne par ligne.
Un bien étrange tableau.
Étienne et moi avons remarqué en même temps la série de chaises le long du mur. Deux jeunes femmes, qui semblaient du même âge que nous, attendaient elles aussi leur tour.
Nous nous sommes assis sans échanger un mot.
Après quelques minutes, nous avons perçu un son diffus, difficilement identifiable, qui s’amplifiait doucement. Puis les portes se sont ouvertes, et ce qui semblait être un robot est apparu.
Un androïde.
J’étais bouche bée : un androïde?
Froid, mais étonnamment humain, il s’est approché de nous avec le sourire.
— Bonjour. Soyez les bienvenus chez Turing Life.
La voix était la même que celle qui m’avait parlé au téléphone.
— Avant de commencer, nous allons procéder à différents tests. Pour pouvoir continuer votre expérience ici, vous devrez démontrer des capacités exceptionnelles. Si vous voulez bien me suivre.
Et il pivota sur lui-même, en nous faisant un signe de la main.
Nous avons docilement suivi l’androïde, presque hypnotisés. Après s’être engagé dans un long corridor, notre hôte s’est arrêté devant une porte sans poignée. La porte s’est ouverte d’elle-même, et il nous a fait signe d’entrer : « Veuillez patienter dans la salle, nous serons avec vous sous peu. »
Nous sommes entrés, sans mot dire.
À l’intérieur, quatre pupitres, blancs, quatre chaises, blanches aussi, et quatre tablettes électroniques, tout aussi blanches.
Comme personne ne semblait venir, je me suis adressé à ma voisine :
— Bonjour, moi c’est David.
— Moi, Julie.
— Et moi Marjolaine, a interjeté l’autre fille, avec un large sourire et un entrain, ma foi, presque suspect.
Étienne, lui, restait muet.
J’ai repris la conversation, ne m’adressant à personne en particulier :
— Assez spécial, comme endroit, vous ne trouvez pas, ai-je dit nerveusement?
Mes trois camarades de fortune ont hoché la tête, et nous nous commes tus.
Plus les minutes passaient, et plus j’avais l’impression d’être épié. Ils ont dû mettre une caméra, des micros, pour nous observer.
Un androïde est finalement entré.
— Ouvrez la tablette devant vous. Le mot de passe est votre date de naissance, en quatre chiffres : le jour, suivi du mois.
Comment connaissaient-ils nos dates de naissance? Et comment savaient-ils où chacun de nous s’assoirait? Peut-être y avait-il réellement une caméra, et ils avaient changé le mot de passe à distance?
Les trois heures qui ont suivies ont été éprouvantes : toute une batterie de tests, de questionnaires, sur tout et sur rien, des mathématiques à la musique, en passant par la culture générale et les habiletés spatiales. Puis des tests physiques de toutes sortes. Un véritable marathon.
À la toute fin, l’androïde (le même? Je n’aurais pas pu l’affirmer hors de tout doute) est entré dans la pièce :
— Étienne et Marjolaine, c’est ici que se termine votre parcours. Nous vous enverrons 200$ par courriel pour le dérangement. Mon collègue va vous escorter vers la sortie.
Un autre androïde, en tout point semblable, est apparu dans l’embrasure de la porte. Il a dit, toujours avec la même voix :
— Si vous voulez me suivre.
À peine ai-je eu le temps de m’attrister pour le sort de mes nouveaux camarades que le premier androïde a enchaîné :
— Julie et David, félicitations. Vous avez obtenu des résultats satisfaisants aux tests. Pour poursuivre l’aventure, veuillez ouvrir le contrat qui se trouve sur votre tablette. En voici les grandes lignes.
Et il est entré dans une longue explication beaucoup trop technique pour que j’en comprenne tous les détails.
Essentiellement, on nous proposait de nous payer grassement, de nous loger et de nous nourrir. Nous pouvions vaquer à nos occupations comme bon nous le semblait. Un véritable paradis des loisirs : on pouvait passer notre temps à jouer à des jeux, ou écrire une thèse, ou composer de la musique, n’importe quoi.
Ça semblait trop beau pour être vrai.
En contrepartie, tous nos faits et gestes seraient épiés, et ce, à tous les instants : des caméras, des micros, des capteurs sur nous, sur nos vêtements, sur les objets, partout.
L’objectif était d’amasser le plus de données possible, en utilisant les meilleurs sujets possibles. Et ainsi développer les meilleures machines, capables de rivaliser avec ce que l’humanité avait de mieux à offrir.
Nous n’avions pas à nous inquiéter de toute cette collecte de données : le tout serait analysé par des machines, et non des humains. Notre vie privée serait protégée.
— Vous pourrez faire ce que vous voulez dans votre intimité, sans avoir peur du jugement, a-t-il dit, avec un clin d’oeil qui se voulait rassurant.
Julie et moi, nous nous sommes regardés un instant, un peu abasourdis par l’offre, puis nous avons rivé nos yeux sur l’écran.
Qu’avais-je à perdre?
J’ai signé sur l’écran tactile.
— Bienvenue dans la grande famille Turing Life!
* * *
L’androïde nous a guidé vers la cour intérieure, beaucoup plus grande que ce que j’avais imaginé.
— Je vais vous montrer vos appartements. Suivez-moi.
En nous dirigeant vers l’immeuble au fond de la cour, nous avons passé devant plusieurs bâtiments : la bibliothèque, le gymnase, le studio de musique, la salle de jeux vidéo, le cinéma. Tout pour avoir une vie bien remplie.
Nous avons croisé des dizaines d’autres jeunes gens, beaux, souriants, heureux.
Tous portaient des vêtements semblables.
Tous avaient le même sourire béat, satisfait.
Tout était magnifique, propre, immaculé.
Tout était en ordre, à sa place.
Tout était parfait.
Un nouvel androïde m’a présenté ma nouvelle chambre. Les lumières, la télévision et les rideaux fonctionnaient à l’aide de commandes vocales. Les murs servaient également d’écrans tactiles qui pouvaient projeter ce qu’on voulait - des images d’ambiance, des films, des jeux vidéos, tout.
Il m’a ensuite montré le garde-robe : il contenait des vêtements semblables à ceux que je venais de voir sur les autres sujets « exceptionnels ». « Il suffit de mettre votre linge sale dans ce compartiment, et il vous reviendra quelques heures plus tard, lavé et plié. Pour les repas, vous pouvez commander et manger ici, bien sûr, et il y a un restaurant qui peut vous préparer ce que vous voulez. Et un pub, si vous préférez cette ambiance ».
L’androïde parti, je me suis assis sur le lit, le sourire fendu jusqu’aux oreilles.
Être payé à faire ce que je veux, quand je veux… le rêve! Je pensais à toutes ces heures où je pourrais peaufiner mon jeu de guitare, me remettre en forme, apprendre à jouer du piano, finalement lire Marcel Proust, devenir un maître du BBQ, écrire la thèse que je n’ai jamais écrite sur la littérature et l’idéologie… Vraiment, quelle chance j’avais.
Puis doucement, insidieusement, mon sourire a commencé à s’estomper.
Du fond de mon ventre est surgit une angoisse sourde.
Pesante.
Étouffante.
Je suis ressorti en courant, et j’ai accroché le premier androïde que j’ai vu :
— Excusez-moi, excusez-moi, j’ai oublié quelque chose d’important.
— Oui, monsieur?
— J’ai oublié de vous demander… J’ai oublié de demander comment on faisait pour sortir, ai-je dit en cherchant mon souffle.
Il me regarda avec une incompréhension toute robotique.
— Je ne comprends pas très bien votre question, monsieur.
— Je veux savoir ce que je dois faire pour sortir d’ici pour quelques jours, aller voir ma famille, aller en vacances.
Le même regard vide.
— Je ne comprends toujours pas.
— Je… je?
— Bonne journée monsieur.
Et j’ai soudainement réalisé avec horreur que je serais ici aujourd’hui.
Demain.
Après-demain.
Et le surlendemain.
Jusqu’à la fin de mes jours.